Réinventer la formation des collaborateurs : un modèle fondé sur l’apprentissage continu
Entrevue avec Mariano Sánchez Martínez, professeur à l’Université de Grenade.
Le rapport « Workplace Trends » 2017 de Sodexo vient de paraître et met en évidence dix grandes tendances qui vont structurer notre environnement de travail aujourd’hui et dans les années à venir. Nous rencontrons aujourd’hui Mariano Sánchez Martínez, professeur à l’Université de Grenade, en Espagne, pour évoquer une nouvelle approche de la question générationnelle au travail.
D’un point de vue sociologique, en quoi l’allongement de l’espérance vie influe-t-il sur les environnements de travail et nos vies en général ?
Mariano Sánchez Martínez : Avec l’allongement de l’espérance de vie, se pose la question de savoir comment repenser le cours de la vie. En effet, puisque nous vivons plus longtemps, il nous faut envisager une nouvelle approche de la vie. Premièrement, nous devons accepter que nos vies comporteront davantage d’incertitudes en raison de l’accélération du changement, notamment technologique. Aujourd’hui, il n’est pas rare, en Espagne, de rencontrer une personne d’une soixantaine d’années, déjà retraitée mais ayant choisi de continuer de travailler pour aider ses enfants ou petits-enfants. Ce n’est pas évident car pour beaucoup, ces personnes viennent d’une génération où les grands-parents estimaient que tout était et devait être prévu longtemps à l’avance. Ce type d’incertitudes – qui a un impact sur le cours de la vie, le rôle et les responsabilités des générations – est désormais intégré par le monde de l’entreprise dans sa réflexion.
Quelles répercussions ce contexte changeant a-t-il sur la formation en interne des collaborateurs ?
M.S.M. : Premièrement, il faut cesser de réduire la question intergénérationnelle à une situation où des « vieux » travailleraient aux côtés de « jeunes », à une suite chronologique de tranches d’âge. Les générations, c’est avant tout le temps qui passe, des trajectoires, des compétences et des expériences.
Deuxièmement, l’apprentissage intergénérationnel ne peut se réduire à l’idée, par exemple, qu’une personne de la Génération X est en lien à une personne de la Génération Y ; nous avons tous des identités générationnelles multiples. Ma riche expérience de père me classe par exemple dans ce groupe avec tous ceux qui partagent cette identité. En revanche, je viens de commencer des cours de piano et dans ce groupe, je suis donc à classer parmi les débutants. Je porte donc plusieurs identités générationnelles. La vision traditionnelle, bilatérale et linéaire, est trop simpliste ; nous devons adopter une approche plus complexe et dynamique de l’apprentissage intergénérationnel. Pour l’instant, nous disposons du tutorat et du tutorat inversé. Il n’y a que deux voies, or le sujet est bien plus vaste que cela.
Comment réussir à intégrer cet aspect, pour une entreprise ?
M.S.M. : Pour moi, cela passe par un site partagé par toutes les générations et accessible tant aux adultes, y compris âgés, qu’aux enfants. Ces sites ont tendance à appliquer une approche unique du regroupement de plusieurs générations et de l’apprentissage intergénérationnel. La notion d’âge s’efface clairement dans la réflexion sur les mesures à prendre et y émerge une intelligence générationnelle. La vraie intelligence générationnelle est la capacité à avoir conscience des positions générationnelles et d’envisager la gestion de la main-d’œuvre à travers un prisme générationnel. Cela ne signifie pas organiser des activités pour chaque génération séparément, mais plutôt proposer des activités qui réunissent les générations et les font travailler ensemble pour tirer parti de leurs points communs et de leurs différences.
Par exemple, je mets quiconque au défi d’imaginer un environnement de travail pour les adultes de tous âges qui permettrait d’accueillir également les enfants dans le cadre d’une structure organisée. Il est temps d’innover dans cette direction. Si nous n’y songeons pas maintenant, nous regretterons, d’ici quelques années, de n’avoir pas exploité le potentiel de cette idée, puissante et novatrice. Promouvons l’implication de toutes les générations, chacune avec ce qu’elle apporte, dans l’entreprise.
Avez-vous des exemples concrets à nous soumettre ?
M.S.M. : En Espagne, un concept d’école intergénérationnelle est à l’essai pour l’apprentissage à tous les âges. L’idée est de concilier le besoin de développement des adultes tout au long de leur vie et les besoins éducatifs des enfants. C’est ainsi qu’il faudrait envisager les environnements de travail : comme des endroits où il est possible d’apprendre sans cesse et ouverts à toutes les générations. Nous sommes à une époque de croisements et d’intersections. Parce que nous vivons plus longtemps, nous avons davantage de temps pour les interconnexions.
Selon vous, y a-t-il des différences culturelles dans la façon d’appréhender l’apprentissage intergénérationnel ?
M.S.M. : J’ai remarqué que les écrits sur les relations humaines varient énormément d’une culture à l’autre. Nous sommes tous des êtres sociaux mais cela peut prendre des formes très différentes. Par exemple, la distance physique jugée acceptable entre deux personnes varie selon la culture, de même que la définition de la famille. Dans mon environnement, nous avons tendance à séparer la famille du reste du monde alors que dans d’autres pays, la distinction entre « famille » et « étranger à la famille » est fondée sur divers facteurs. Une vraie marge de progression serait de proposer aux entreprises un nouveau discours sur la question générationnelle. De la même façon que nous œuvrons à l’égalité homme-femme, nous devons intégrer chaque génération – et cela passe par un nouveau langage en soutien de cette démarche.
Nous devons également nous demander pourquoi nous attachons tant d’importance aux « différences », quand nous devrions nous concentrer sur ce que nous avons en commun. Pour changer d’approche, nous avons besoin d’une rhétorique de la connexion. Alors, passons du « moi » au « nous ». C’est particulièrement important au travail : en effet, si nous n’adoptons pas ce changement de vocabulaire, nous pourrions pousser deux générations ou plus à vouloir préserver ou renforcer leur identité propre, au lieu de les inviter à accepter une transformation générationnelle de ces identités qui n’est possible que si elles collaborent et travaillent ensemble.