Le paradoxe de l’agilité : cultiver l’agilité dans l’organisation du futur
Entrevue avec Dr. Michael Bazigos, Directeur général d’Accenture Strategy.
Récemment publié par Sodexo, le Rapport mondial 2017 sur les Tendances au travail met en lumière dix tendances qui vont bientôt révolutionner notre manière de travailler. Aujourd’hui, Michael Bazigos, Directeur général d’Accenture Strategy, nous parle de la nécessité grandissante de faire preuve d’agilité et d’adaptabilité.
En quoi consiste l’agilité au travail précisément ?
Michael Bazigos : En matière d’agilité, deux systèmes coexistent : la rapidité et l’adaptabilité, d’une part, la stabilité et la structure, d’autre part. Ces deux systèmes semblent à première vue antinomiques. Et pourtant, les faits montrent que les entreprises agiles concilient les deux. La plupart des entreprises ont besoin de hiérarchie et de structure, pour assurer la coordination, l’évolution et le contrôle de ses équipes. Il serait donc contre-productif de « dynamiter » cette organisation. Mais alors comment devenir agile ? Un petit nombre d’entreprises ont réussi à adopter de nouveaux « process » et un nouvel état d’esprit, permettant ainsi à leurs dirigeants de s’adapter et d’agir rapidement, sans pour autant compromettre la stabilité structurelle de leur entreprise, indispensable à sa capacité d’action rapide. Seules 8 % des entreprises sont capables de cette agilité nécessaire pour capter les gisements de valeur du marché au moment où ils apparaissent.
Prenons l’exemple d’une start-up qui a du flair et se mobilise rapidement pour sortir un nouveau produit avant tout le monde. Faute de bénéficier de l’expérience et de l’organisation d’une entreprise mature, son succès risque de rester sans lendemain. Pour pérenniser la performance, il ne suffit pas d’être rapide et souple. Il faut avoir mis en place des processus reproductibles et pérennes. Les organisations qui n’ont ni l’un ni l’autre sont vouées à progressivement perdre de la vitesse.
Comment obtient-on la bonne dose d’agilité ?
M.B. : Il peut être utile de poser la question en ces termes : Quels sont les freins qui font obstacle à l’agilité au sein de notre organisation ? Cela peut être les dirigeants. Ce sont en effet eux qui doivent conduire le changement et motiver les troupes dans les moments d’incertitude. Mais en réalité peu disposent d’un tel talent. Ce sont également eux qui doivent faciliter la prise de décision et simplifier les organisations « en millefeuille » qui ralentissent les processus de validation et peuvent pénaliser à terme la performance.
Cette transition vers plus d’agilité peut s’imposer de plusieurs façons. Quand la valeur ajoutée d’un produit ou d’un service est menacée, par exemple, et qu’il faut se montrer suffisamment agile pour trancher : sauver le produit ou déserter ce marché, afin de se porter vers des opportunités de croissance plus profitables. Ou encore quand on a réalisé une acquisition, mais que le délai nécessaire pour engranger les bénéfices attendus tarde et met à risque le cours de l’action de l’entreprise.
L’état d’esprit agile est particulièrement efficace dans le cadre de structures rigides qui souhaitent gagner en flexibilité. Cela consiste, par exemple à mettre en place des possibilités de contournement “souples”. Comme une nouvelle application qui faciliterait les processus, sans pourtant modifier tout le logiciel de l’entreprise.
Prenons le secteur public : la mise en place d’une hotline permettant au salarié qui le souhaite de s’adresser directement à sa direction constitue une alternative aux procédures hiérarchiques lourdes qui ont cours dans ces organisations. L’idée a fait son chemin dans certaines organisations. Même si leur N+1 est trop occupé, les collaborateurs peuvent ainsi transmettre une idée directement en haut lieu, auprès d’un petit cercle habilité qui pourra approuver leur idée et en financer le développement, pour peu que celle-ci soit jugée prometteuse.
Il y a dans ce mécanisme de contournement de la structure hiérarchique une innovation analogue à celle des lanceurs d’alerte.
Comment ce contournement se traduirait dans l’environnement de travail ? Pouvez-vous nous donner un exemple ?
M.B. : Bien sûr. Prenez Starbucks. L’entreprise a innové extrêmement rapidement autour d’un seul et unique produit et a su capitaliser sur ses baristas pour prendre le pouls du marché. À l’époque, les clients demandaient du lait de soja pour leur café, lait de soja que Starbucks ne fournissait pas. Les collaborateurs prenaient donc sur eux d’en acheter au supermarché avec l’argent de la caisse. Tout ceci se faisait bien sûr de façon officieuse et dans le seul but de satisfaire le client. La pratique a fini par parvenir aux oreilles de la direction qui a alors décidé d’ajouter le lait de soja à sa carte. Depuis, l’entreprise a capitalisé sur ses collaborateurs pour capter plus rapidement les tendances. Ils n’ont jamais démantelé leur structure hiérarchique : les baristas sont restés des baristas, les cadres des cadres. Mais ils ont inventé un mode de fonctionnement agile dans les limites d’une structure hiérarchique formelle.
Qu’est-ce que signifie être agile à l’échelon du collaborateur ?
M.B. : Les collaborateurs doivent s’affirmer et prendre le tournant de l’agilité. Prenons l’exemple d’un employé qui se voit assigner des missions prioritaires, puis de nouvelles et encore de nouvelles. Le collaborateur se démène alors pour éteindre les incendies les uns après les autres, jonglant entre les priorités. Une telle situation ne peut, à la longue, que conduire au surmenage ou au désengagement. En réalité, en pareil cas, il faut retourner la situation : trouver une solution avec ses supérieurs et envisager un périmètre moins figé de ses fonctions. Certains collaborateurs trouvent là une source de motivation nouvelle, mais pas tous. Chacun doit apprécier sa tolérance au challenge et trouver des façons de s’adapter à son niveau.
Les jeunes actifs sont plus à l’aise que les précédentes générations pour s’adapter à ce genre de situation et se montrent plus volontiers « multitâches ». Alterner entre différentes missions est un exercice d’agilité personnelle. Dans un contexte d’hyper-compétitivité, nous devons accepter l’idée que toutes nos certitudes sur la bonne marche de l’entreprise peuvent voler en éclat du jour au lendemain, ce qui nécessitera de revoir nos plans.
Cela exige une agilité différente de celle qui consiste à éteindre un incendie après l’autre. Il devient nécessaire d’analyser de manière critique les données du marché, pour décider s’il est justifié ou non de les utiliser, au regard de leur validité et de leur valeur d’information incrémentale, et le cas échéant, de leur incidence possible sur la stratégie en cours. Les personnes qui savent remettre en question les façons de faire du moment et en proposent de nouvelles et les organisations qui encouragent et valorisent cet esprit critique, sont les mieux armées pour prendre le tournant de l’agilité.