Redéfinir l’environnement de travail en cassant les codes avec le Design Thinking
Entrevue avec Tom Stat, Stratège Design et Entreprise.
Le rapport « Workplace Trends » 2017 de Sodexo vient de paraître et met en évidence neuf grandes tendances qui vont structurer notre environnement de travail aujourd’hui et dans les années à venir. Nous avons demandé à Thomas Stat, Stratège Design et Entreprise, de décrypter pour nous la notion de Design Thinking.
Quelle est votre définition du Design Thinking ?
Tom Stat : Le Design Thinking consiste à exploiter la diversité des cultures, des capacités et des expériences humaines de manière plus globale et plus générative. On attend des experts les plus chevronnés de la discipline de justifier d’un ensemble de qualités que sont le courage, l’optimisme, l’imagination, la curiosité et la persévérance. À elle seule, la créativité n’est pas un atout suffisant. Les professionnels du Design Thinking ont le courage d’enquêter, d’échouer et d’apprendre. Ils sortent de la logique de la résolution de problème. Explorent avec curiosité et enthousiasme ce qui sort de leur domaine de compétence immédiat. Font preuve de persévérance. Créent à partir d’un schéma plus créatif qu’évaluatif.
Fondamentalement, le Design Thinking consiste davantage à comprendre (pour s’en inspirer) les comportements extrêmes nés de certaines aberrations, qu’à se fier à une norme dominante ou une tendance établie. En tant que processus de création, le Design Thinking revient à créer à partir de rien quelque chose de visionnaire ou à reconfigurer des éléments préexistants pour les reformuler en quelque chose d’entièrement nouveau. L’Ipod original, par exemple, ne présentait aucune nouveauté technologique, mais consistait plutôt une synthèse d’éléments existants réunis sous une plateforme intégrant un produit, un business model et une infrastructure donnés.
En quoi le Design Thinking peut-il nourrir l’innovation ?
T.S. : L’histoire de l’innovation est jalonnée d’une succession d’inventions qui paraissaient totalement incongrues à l’époque. Et aucune de ces « inventions » (forme concrétisée de l’innovation) n’est née de la recherche d’une solution pour régler un « problème » évident ou identifié comme tel récemment. Personne ne priait pour la création d’une chaîne d’information en continu avant le lancement de CNN. Nous nous contentions parfaitement du shopping sur catalogue et des vide-greniers avant l’avènement d’Amazon et eBay. Personne n’avait formulé le vœu de pouvoir se payer un café à 5 dollars dans des milliers de coffee-shops disséminés partout dans le monde avant la création de Starbucks. Uber et AirBnB ne sont pas nés d’un désir ou d’un problème exprimé par les consommateurs. Certes, ces innovations ont fini par répondre à des besoins non satisfaits, mais elles n’avaient pas pour finalité de résoudre un problème évident ou largement exprimé. Parmi toutes les idées de start-up que j’ai la chance d’examiner, celles dont je pense qu’elles sont vouées à résoudre un problème évident sont à mon sens presque toutes vouées à l’échec. Il s’agit de saisir une opportunité plus large, plus systémique et plus fondamentale. On ne crée pas un succès ou une grande entreprise pérenne avec la seule perspective de résoudre un problème. L’histoire l’a prouvé. On se souvient de la célèbre formule de Henry Ford qui disait « si je demande aux gens ce qu’ils veulent, ils me répondront un cheval plus rapide ». Savoir anticiper ce qui fera ou pourrait faire mouche est un préalable indispensable au Design Thinking.
Le Design Thinking est-il le fruit d’un processus préétabli et si oui lequel ?
T.S. : La plupart des spécialistes de l’innovation et du Design Thinking suivent une méthodologie de recherche générative. Autrement dit, au lieu d’animer des groupes de discussions de centaines de personnes (méthode de recherche évaluative classique), les stratèges du Design Thinking ont tendance à réduire au minimum leurs sources d’idées et d’inspiration (à trois ou quatre personnes le plus souvent). Par essence, la recherche générative ne vise pas à déterminer si une idée est bonne ou mauvaise, ni même valable, mais à en trouver une. La démarche consiste à partir de cas extrêmes. Si je cherche à créer une nouvelle expérience hôtelière, je ne vais pas m’entretenir avec des directeurs d’hôtels ou avec les clients qui fréquentent ces lieux, mais plutôt chercher l’inspiration auprès d’un sans domicile fixe, de quelqu’un qui n’a jamais mis les pieds dans un hôtel, ou d’un portier, souvent témoin de premier rang de l’expérience des hôtes. L’idée est d’aller sonder les comportements en profondeur, et non de mettre en évidence des problèmes ou des désirs superficiels.
Pouvez-vous nous fournir un autre exemple concret de recherche générative ?
T.S. : Prenons le cas des établissements de santé de pointe, comme les hôpitaux, qui s’emploient constamment à innover et à améliorer leurs expériences et leurs résultats. Les urgences sont une cible classique en matière d’innovation. Pour imaginer les urgences du futur, on pourrait étudier et observer les différentes pratiques d’un ou plusieurs pays afin de s’inspirer des meilleures idées. Le Design Thinking entend plutôt déconstruire une situation, la réduire à son essence fondamentale et imaginer des situations analogues de nature à générer des idées inédites, à susciter d’autres formes d’inspiration et à apprendre quelque chose de nouveau. Dans le cas des urgences, l’environnement implique des équipes orchestrées au millimètre, un sens de l’action, des contraintes spatio-temporelles, beaucoup d’équipement, des urgences vitales. Les stratèges du Design Thinking cherchent à identifier une situation similaire présentant des caractéristiques similaires, qui soit aussi radicalement différente. Les stands et les équipes de ravitaillement de NASCAR pourraient ici constituer une précieuse source d’inspiration. Sur la base d’un processus de recherche plus observationnel et plus génératif, les spécialistes du Design Thinking pourraient apprendre beaucoup de la manière dont les écuries automobiles travaillent ensemble et gèrent leur temps et leur équipement pour les extrapoler ensuite au milieu hospitalier. Ces mêmes approches et logiques scientifiques sont applicables à n’importe quel produit, service, expérience ou environnement, y compris l’environnement de travail.
Comment cette approche est-elle concrètement applicable à l’environnement de travail ?
T.S. : Nous sommes des êtres résolument sociaux et cherchons pourtant à créer des environnements qui vont à l’encontre de cette nature profonde. Nous devons impérativement créer des espaces à notre image : sociaux, tribaux et collaboratifs. L’entreprise nous apparaît, par bien des aspects, comme une totale abstraction. Or, le sens de la collaboration autour d’un objectif commun est profondément ancré dans notre ADN comportemental. L’environnement de travail doit permettre d’exprimer notre nature profonde, y compris notre capacité à nous concentrer, à apprendre, à travailler seul et ensemble et à échouer, comme le font les enfants lorsqu’ils jouent. Il nous faut aussi apprendre à contrôler et mesurer autrement l’environnement de travail, le travail d’équipe et le succès de l’entreprise. Cela ne signifie pas que des critères de mesure traditionnels comme la productivité ne sont pas importants. Mais à force de recueillir la parole des personnes intéressées par ces enjeux professionnels depuis des années, je constate que les gens déplorent un manque de travail en équipe, un malaise social, une incapacité à communiquer clairement des idées ou une réticence à prendre des risques. L’environnement qu’ils ont bâti et dans lequel ils demandent à leurs employeurs de pouvoir réussir les amène presque toujours à adopter des comportements contre-productifs par rapport à ces enjeux.
Loin de moi l’idée qu’il faille faire de l’environnement de travail une grande aire de jeu, mais force est de constater qu’accorder sa confiance aux individus et booster leur créativité sur la base du principe qu’on apprend de ses échecs, n’est pas seulement bon, mais essentiel. Les entreprises qui créent des environnements propices à l’adoption des bons comportements et permettent à leurs collaborateurs d’expérimenter, de créer des prototypes, d’échouer et de recommencer, font la course en tête, gardent leurs collaborateurs plus longtemps, enregistrent de plus grands succès et suscitent l’admiration. Sans compter qu’un ADN respecté est gage d’épanouissement pour l’employé.
Comment appréhender le Design Thinking face à la globalisation des enjeux ?
T.S. : Je pense que les besoins fondamentaux et la nature sociale profonde de l’homme ne diffèrent pas tant que cela d’une région à l’autre du monde. L’être humain a cette merveilleuse habitude d’être avant tout humain, sans distinction de race, de religion, de culture, de politique, etc. Cela étant, les différences culturelles que j’ai pu relever doivent être respectées. Par exemple, les Indiens sont nombreux à porter un regard radicalement différent sur la vie. Leur croyance en le karma et la réincarnation a tendance à les rendre moins insatisfaits, et le modèle et le cadre temporel qui leur servent de référence les amènent à avoir une approche radicalement différente de la hiérarchie organisationnelle, du développement personnel, de l’apprentissage à vie et de la progression de carrière. D’autres cultures accordent différentes valeurs à la structure, la promotion, etc. Et dans chaque cas, l’environnement de travail tend soit à étayer, soit à inhiber ces valeurs et principes culturels.
Quelle que soit la région du monde, il est primordial de diversifier ses sources d’inspiration, d’élargir ses perspectives et de s’inspirer des cas extrêmes. Ce n’est pas en se contentant de chercher à améliorer ce qui existe déjà, mais plutôt en sortant des paradigmes existants et du cadre de référence traditionnel, que vous réussirez le mieux à imaginer l’expérience ultime de demain.